2011 – DICIEMBRE
Journalistes et politiques : liaisons dangereuses ?
A l'origine, des journalistes
en costume interviewaient les politiques en costume. Puis sont arrivées des
journalistes en jupe... Retour sur un demi-siècle d'histoires de séduction
entre presse et pouvoir.Par Judith Perrignon
La
faute à ces liaisons désormais officielles, à ces soirs de primaire où la fille
de la télé grimpe et exulte sur la petite estrade du challengeur, à un destin
présidentiel noyé dans les réseaux de prostitution, la question revient de plus
en plus souvent, de plus en plus directe et de plus en plus affirmative : vous
couchez ? Vous, femmes journalistes.
Allez
plaider la vertu, dire que le pouvoir n'a rien d'aphrodisiaque, que ses
prétendants vous laissent de glace, que quelques-unes oui, mais pas toutes,
loin s'en faut... c'est peine perdue ! Les pièces à
conviction sont sur la table et dans tous les journaux qu'ils soient people ou
sérieux. Les bans sont publiés. Il suffit de découper selon les pointillés : au
PS exit le couple DSK/Sinclair, voici François Hollande/Valérie Trierweiler,
journaliste politique de Paris Match qui a longtemps chroniqué
les faits et gestes de l'actuel candidat. Entre-temps
la primaire a mis en scène les inséparables Arnaud Montebourg et Audrey Pulvar.
Et aux dernières nouvelles, Michel Sapin va convoler avec une journaliste des Echos.
A droite, il est de notoriété qu'entre son divorce d'avec Cécilia et son
remariage avec Carla, Nicolas Sarkozy se consola auprès de journalistes, au
point d'envisager un moment l'avenir avec l'une d'elles, que Marie Drucker était
sur le point d'épouser François Baroin avant de le quitter, que Jean Louis
Borloo vit avec Béatrice Schönberg...
Le
poison est là : journalisme et politique s'en vont bras dessus bras dessous
conquérir les palais de la République et dégringolent ensemble depuis des
années dans l'estime populaire. Que s'est-il passé ?
"VOUS
ÊTES UN BATAILLON DE CHARME, VOUS ALLEZ LES FAIRE PARLER"
Au
commencement était un monde d'hommes, couleur gris costume, une époque avec une
seule chaîne de télé et des journalistes endimanchés comme pour la messe
lorsqu'ils allaient aux conférences de presse du Général. Vinrent les Amazones.
Ainsi Françoise Giroud appelait-elle les trois jeunes femmes qui constituaient
le service politique de L'Express,qu'elle dirigeait avec Jean-Jacques
Servan- Schreiber, au mitan des années 1960 : Michèle Cotta, Irène Allier et
Catherine Nay. Leur présence n'était pas le fruit du hasard, c'était un choix,
un véritable casting. De belles et jeunes journalistes encore ingénues. On
confia la gauche à celle qui était de gauche et la droite à celle qui était de
droite. La légende ajoute qu'on leur avait donné carte blanche. Catherine Nay
se rappelle Jean-Jacques Servan-Schreiber expliquant que les femmes mieux que
les hommes pourraient "mettre de la chair derrière les
idées", "incarner la politique", offrir des personnages "à
l'ingénieur de Grenoble ou au pharmacien de Carpentras" ; elle se
rappelle Françoise Giroud ajoutant : "De toute façon, un homme qui
fait de la politique répond obscurément au désir de sa mère."Michèle
Cotta se souvient de JJSS affirmant : "Vous êtes un bataillon de
charme, vous allez les faire parler", et Giroud ajoutant en
aparté : "Attention quand même où vous mettez les pieds."
Mis
bout à bout, les mots parlent de charme, de chair, de psychologie féminine, de
l'homme derrière la fonction... De rapprochement plus que d'irrévérence. La
critique, les patrons s'en chargeaient à coup d'édito. Comme prévu, Catherine
Nay, fille de gaulliste pas rebelle pour un sou, débarquant vêtue d'une
minijupe bleu marine, de cuissardes blanches et d'un long manteau ouvert fit le
même effet à l'Assemblée que le premier lâcher de ballons en couleurs dans la
lucarne jusque-là en noir et blanc. "Aujourd'hui,
je me demande : mais comment ai-je pu ?", sourit-elle.
Ce qui devait
arriver arriva : Catherine Nay tapa dans l'oeil du baron gaulliste Albin
Chalandon. Il comptait vingt-quatre ans de plus qu'elle, elle le trouva bel
homme ; ils ne se marièrent pas, il l'était déjà. Il fut ministre par deux
fois, elle poursuivit sa carrière de commentatrice politique, tout en dînant
avec les barons du gaullisme, et sans se demander si tout cela était
compatible. "Je ne me suis jamais prise pour sa conseillère,affirme-t-elle. Je
ne me mêlais pas de ce qu'il devait faire ou dire."Les Amazones
vieillissaient dans un mélange de légèreté et de fierté, filles d'une époque
qui avait tout bousculé tandis que d'autres générations de jeunes femmes arrivaient.
Sorties des écoles, elles débarquaient
dans les journaux, les radios les télés et... leurs rubriques politiques. On
leur confiait toujours les couloirs plutôt que les éditos.
Munies
de crayon, de micro ou escortée d'une caméra, elles se mirent à arpenter les
congrès des partis, la salle des Quatre colonnes à l'Assemblée nationale, les
conférences de presse, la sortie du conseil des ministres. Elles se fondaient
dans le paysage, riaient comme les autres aux secrets de Polichinelle que se
répétait cette profession bavarde. L'histoire de cette voix reconnaissable
entre toutes qui s'inventait un nom pour appeler sa maîtresse dans la salle de
rédaction - à chaque fois faussement sérieux, celui qui décrochait demandait : "De
la part de qui ?" L'anecdote de ce responsable communiste
racontant au téléphone le détail d'un bureau politique à une journaliste, par
ailleurs allongée à côté d'un ténor socialiste agrippé à l'écouteur (petit
accessoire aujourd'hui disparu). Les nouvelles recrues du journalisme connaissaient
aussi la légende des pionnières, les mots de Giroud qui, avec le temps, prenait
l'air d'une mère maquerelle, et elles juraient que c'était comme ça avant...
Et
pourtant, à l'Assemblée, il leur suffisait d'ouvrir les yeux, des mots doux
circulaient parfois entre les tribunes de presse et l'hémicycle et l'huissier
les portait avec cérémonie.
"Parce
que je n'en connais pas", répondit Françoise Sagan lorsqu'on lui fit
remarquer qu'elle n'avait jamais couché avec un ouvrier. Le monde politique
pourrait dire la même chose. Il est clos. En décalage horaire - des séances de
nuit à l'Assemblée nationale, des voyages, des hôtels, des samedis, des
dimanches au travail... Il est circulaire aussi. Le politique dévore la presse,
les sons et les écrans. C'est son miroir du matin au soir, il s'y regarde,
scrute ses points forts, ses points faibles, sa courbe de popularité, ce qu'il
dit, ce qu'on dit de lui. Il
ne se perd jamais de vue. Il parle "off" ou "on" au
journaliste, son pouvoir dans son parti passe aussi par la place qu'il occupe,
ou l'empreinte qu'il laisse dans les médias. Les puissants
d'aujourd'hui, Sarkozy comme Hollande, furent de très bonnes sources quand ils
étaient seconds couteaux. Parallèlement le journaliste sera qualifié de
"bon" dès lors qu'il aura accès à l'homme politique, à ses
confidences, à l'envers du décor. Il
y a, en quelque sorte, une commu-nau-té d'intérêts entre les deux, un jeu
d'attraction-répulsion autour d'une frontière ténue, qui peut tenir, de
nombreuses et longues carrières le prouvent, ou pas... Ce monde clos
produit croisements, regards, frôlements.
LONGTEMPS
L'HOMME POLITIQUE NE DIVORÇA PAS
Mais
ce serait misogynie ordinaire que de ne voir que les femmes dans le lit d'un
homme politique. On ne commente jamais les liens privilégiés que
certains journalistes masculins développent avec les hommes politiques. Ça,
c'est du travail, de la proximité productive, un jeu nécessaire dont ils font
un livre, le moment venu, quand l'homme s'éclipse, chute ou se meurt. Il y eut pourtant de vrais fascinés pour
ne pas dire amoureux de Mitterrand. De vrais proches de Chirac, des
intervieweurs en vue invités à l'anniversaire de Nicolas Sarkozy. Et rien ne
permet d'affirmer que la relation sexuelle entraîne une plus grande connivence
qu'une longue amitié, si ce n'est cette vieille idée de la soumission de la
femme à l'homme, par le corps et la pensée. "Une fois passée de
l'autre côté, tu ne disparais pas. Ta personnalité,
tes réflexes et ton regard de journaliste sont encore là, et c'est très
compliqué à gérer", raconte l'une d'elles.
Longtemps
l'homme politique ne divorça pas. Et puis Michel Rocard fit de son divorce une
annonce, c'était en fait son second. Et Anne Sinclair épousa Dominique
Strauss-Kahn - elle était alors plus célèbre que lui -, puis Alain Juppé
convola avec Isabelle Legrand-Bodin, journaliste à La Croix. Le
secret devenait public, l'illégitime légitime. Enfin on assista à l'incroyable
en avril 1992 : l'interview du président Mitterrand par deux femmes de ses
ministres, Christine Ockrent et Anne Sinclair. La barrière avait sauté, dynamitée par la gauche
peut-être parce que le journalisme est une profession majoritairement de
gauche, et par la télévision, devenue omnipotente. La politique et la télé, ce
sont deux narcissismes qui se rencontrent, deux mondes aux yeux vissés sur
leurs courbes d'audience et popularité. L'homme politique qui épouse la
présentatrice vedette, l'acteur et le commentateur unis, c'est le passage de
l'autre côté du miroir, la sincère alliance du gagnant-gagnant. Ceux-là allaient
faire des petits, on le voit aujourd'hui.
On passa d'un
coup du secret à l'exhibition. Il
fallut bâtir à la hâte quelques digues, édicter un nouveau règlement
hygiéniste. Anne Sinclair renonça à "7 sur 7" quand DSK devint
ministre pour la deuxiè-me fois. Béatrice Schönberg au "T" au moment
de la présidentielle de 2007. Récemment Paris Match,employeur de
Valérie Trierweiler, possible future première dame, a diffusé un communiqué
expliquant que le magazine et la journaliste "sont convenus d'un commun
accord que Valérie, qui continue d'être une journaliste de plein exercice du
magazine, s'abstiendrait désormais et pour la durée de la campagne
présidentielle de toute participation à la vie collective du journal
(conférences de rédaction, bouclages)."Les journalistes politiques
continuent d'écrire ou d'apparaître, mais côté culture, people, divertissement.
Ecartée
de la sphère politique, la tentation peut être grande alors pour celle dont le
métier était de savoir ce qui se disait dans les réunions, de franchir la
porte, de se mêler du pouvoir, des décisions, voire de maîtriser la
communication de son mari ou de son compagnon. Leur survie en politique, c'est
d'y participer. Au risque de se mettre à dos les anciens collègues. Ils
ricanent de voir Audrey Pulvar exulter un soir de primaire, et parlent
désormais de Valérie Trierweiler comme la "Cécilia" de François
Hollande, référence à la place qu'occupait l'ex-épouse Sarkozy au moment de
l'élection présidentielle de 2007.
Certains sont
venus à la rescousse des journalistes qui s'estimaient dégradés pour cause
d'amour trop haut placé. "C'est la réduire à son compagnon", écrivait
Julien Dray dans son blog au moment où Audrey Pulvar fut suspendue d'antenne
par i>Télé. Il faudra naturellement, le jour où un journaliste masculin
succombe au charme d'une responsable politique, lui appliquer la même
jurisprudence, considérer qu'il n'est pas que des femmes sous influence. Il est un peu tôt encore. La politique
reste le reflet d'une société patriarcale. Les premières arrivées au sommet de
la vie politique étaient souvent sur la défensive, irascibles face à la moindre
critique. Pas d'idylles possibles avec la presse, il suffit de se rappeler
Ségolène Royal ou Martine Aubry. Les promues de l'ère Sarkozy jouent davantage
de la séduction. Le président a manifestement fait son casting, lui aussi.
Nathalie Kosciusko-Morizet, Rama Yade, ou encore Rachida Dati furent ses
amazones à lui. La séduction vient désormais de l'autre côté. A la frontière
des mondes politiques et médiatiques, tout peut arriver.
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